- RÉDUCTIONNISME ET HOLISME
- RÉDUCTIONNISME ET HOLISMEDoctrine de la matière, dont le but est d’expliquer le principe qui produit les choses, le matérialisme est une doctrine de l’unité, qui prétend rendre compte de la variété et de la diversité, en plaçant cette unité dans une substance, dont toutes les formes et propriétés susceptibles de se rencontrer sont des transformations. Cela se manifeste, dès l’origine, chez les premiers penseurs antésocratiques. L’idée de réduction apparaît ensuite, lorsque l’identité a été découverte, avec les possibilités qu’elle offre pour répartir des êtres différents en classes. Des choses distinctes peuvent être traitées comme identiques sous le rapport des propriétés qui leur sont communes. On procède ainsi quand on explique la qualité par la quantité, ce qui est un genre de réduction. Un autre trait du monisme matérialiste est l’explication par une seule espèce de cause. Ce type d’explication peut être caractérisé de réducteur, par comparaison avec des systèmes qui admettent plusieurs sortes de causalité. Le réductionnisme tend à dériver le supérieur (le conscient, le vital) de l’inférieur (le physico-chimique). N’attribuant de réalité qu’aux constituants les plus petits de l’univers et interprétant les niveaux d’organisation supérieurs en termes des inférieurs, il apparaît comme un aspect du matérialisme, autant que postuler une matière faite d’éléments indécomposables et absolus (particules fondamentales, «briques d’univers») est essentiel à cette doctrine. Lorsqu’on a égard à la différence entre la réalité en soi et les théories ou les modèles, on présente le réductionnisme comme une thèse sur les théories plutôt que sur leurs objets. Elle affirme alors la réductibilité du niveau de description supérieur (biologique) au niveau de description inférieur (physico-chimique). Concession à l’idéalisme de la «philosophie des sciences»? Pas seulement. Cela inclut une référence à des réductions comme celle de la thermodynamique à la mécanique statistique. On peut aussi mettre le réductionnisme sous le patronage de Descartes, qui considérait les vivants comme des machines descriptibles par figure et mouvement. Cette conception justifie l’emploi exclusif de méthodes d’analyse et de décomposition: les propriétés d’un tout devant se déduire des propriétés de ses parties, les organismes seront explicables à partir des éléments qui les composent. C’est un exemple de réduction, puisque l’explication élaborée dans un domaine (la mécanique: figure et mouvement) est étendue à un autre domaine (le biologique): l’étude des systèmes inanimés commence par la description d’états et de mouvements (changements quantitatifs) des parties qui les composent. La biologie moléculaire d’aujourd’hui est-elle un héritage de la tradition cartésienne? Certains pensent qu’une description de ce genre n’épuise pas le fonctionnement des systèmes animés.Ce type de réduction d’une description à une autre (qu’on appelle épistémologique) laisse un résidu. La prétendue réduction des mathématiques à la logique, qui en est le paradigme, a été un fiasco. (On peut faire valoir que l’échec est fécond, puisqu’il a été l’occasion d’approfondir et de développer les méthodes axiomatiques en mathématiques: les erreurs en science sont parfois plus instructives que mainte vérité factuelle dépourvue d’intérêt.) Les réductions épistémologiques offrent prise à malentendu. On peut dire que toute loi physique est a priori vraie en biologie et en sociologie, parce que toute fonction vitale et tout fait social ont une base physico-chimique. Mais, comme énoncé vrai dans ces disciplines «surbordonnées», une loi physique est inintéressante, dépourvue de contenu et d’information. De plus, en ce qui concerne la biologie, des concepts tels que organe, cellule, espèce, etc., n’ont pas encore pu être définis en termes de coordonnées spatio-temporelles (points d’espace-temps) et de réactions physico-chimiques. Faute d’une telle définition, on ne connaît pas d’axiomes de théorie physique pour la biologie. La réduction des niveaux de description, si même elle a un sens, est un espoir plutôt qu’une réalité.A-t-elle un sens? Les lois du niveau biologique pourraient-elles se déduire des lois physiques «fondamentales»? Les lois du mouvement de particules isolées, par exemple d’électrons, ne sont pas identiques à celles de systèmes de particules, et on sait encore moins passer de là au mouvement d’un grand nombre de particules, comme les corps macroscopiques en présentent. Dès le XIXe siècle, Maxwell s’étonne que les biologistes s’imaginent faire rentrer les phénomènes du vivant dans le cadre de la dynamique classique, étant donné que les unités vivantes les plus petites comptent plus de 106 molécules. Il serait plutôt à présumer qu’il existe des niveaux d’organisation avec des comportements différents, imprédictibles par affinement de l’analyse des entités constitutives des objets de ces niveaux (le «holisme» consiste justement à affirmer que le tout est plus que la collection des parties). Enfin, il est peut-être absurde de parler de réduction épistémologique à propos de phénomèmes qui mettent en jeu plusieurs niveaux de réalité, comme tel est le cas des phénomènes vitaux qui touchent à la physique, à la chimie, à la psychologie...On appelle réductionnisme faible (ou méthodologique) l’attitude de ceux qui soutiennent qu’une explication scientifique est forcément analytique, réductrice des phénomènes biologiques à des principes physiques, et réservent la question de ce qu’il en est en soi. Le réductionnisme faible considère que les causes finales tombent en dehors de la science. Cette exclusion, conséquence d’un choix instrumental, n’implique aucune thèse ontologique. Le vitalisme (par exemple l’hypothèse que vivant et non-vivant diffèrent, et que ces différences sont de type d’organisation plutôt que de substance) n’est pas rejeté comme faux ni incorrect; seulement, il ne constitue pas une voie de recherche systématisable, praticable, et féconde. Les philosophes qui affirment que la finalité, le mécanisme, l’évolution et la création relèvent d’une vision du monde et sont étrangers à la science pourraient être classés comme réductionnistes faibles.Le réductionnisme d’aujourd’hui est le mécanisme d’autrefois; de même, le holisme recouvre à peu près l’ancien vitalisme. Ce rajeunissement du vocabulaire devrait au moins contribuer à écarter les confusions. Mieux vaut éviter tout rapprochement entre le mécanisme, au sens d’explication exclusive de la finalité, et la mécanique rationnelle. L’antiréductionnisme n’implique pas nécessairement l’admission de forces vitales. D’ailleurs, l’expression s’entend en au moins deux sens. Il peut s’agir soit de «qualités occultes» (comprenons: d’entités verbales), soit de forces qui ne se manifestent que dans les organismes. Cette dernière conception, qui n’a rien d’absurde, a été celle de Cournot, C. Bernard, J. Boussinesq. Parler de force vitale (au singulier ou au pluriel) est une manière de dire que l’organisation du vivant ne se produit pas spontanément (au hasard) par le jeu de principes mécaniques. «Ce n’est pas faire preuve de vitalisme que de déclarer qu’un être vivant est une structure globale, c’est constater une évidence. Ce qui est inadmissible, c’est d’expliquer les phénomènes locaux par une structure globale...» (R. Thom, cf. bibl.). Détail significatif: la terminologie nouvelle reporte l’accent des thèses sur les méthodes. Il passe pour aller de soi que la méthode de la science est réductrice et que celle des non-orthodoxes est globaliste.«Holisme» est un terme nouveau, qui éventuellement sert à différencier la doctrine, qui admet l’importance, dans les phénomènes vitaux, du niveau et des structures d’organisation, d’avec la doctrine des forces vitales. Introduit dans les années 1920, le mot désigne, à l’origine, des doctrines, appelées aussi organicistes, qui visent à échapper à la fois au déterminisme et au finalisme, ou peut-être à les concilier, en insistant sur le caractère spécifique de l’organisme. Celui-ci est une totalité inanalysable. Les totalités présentes dans la nature ne s’expliquent pas par un assemblage de parties; il y a quelque chose qui relie et ordonne ces parties, et qui n’est pas de l’ordre d’une causalité efficiente. Pour Aristote, c’est la forme, organisatrice et conservatrice de l’être vivant (forma est qua ens est id quod est ). Ce principe de liaison a porté encore d’autres noms: entéléchie, force vitale, principe directeur. Le fait frappant, qui justifie et illustre le holisme au premier chef, est la capacité des embryons, au début de leur développement, de se régénérer à partir d’une de leurs parties: il faut que la partie refasse le tout ou que le tout refasse ses propres parties en se reproduisant lui-même (R. Ruyer, La Genèse des formes vivantes , chap. III). Des théories déjà anciennes, classées sous la rubrique «holisme», plus ou moins proches du finalisme et du vitalisme, hésitantes sur la manière de concevoir une force vitale ou une action causale de l’être individuel organique, ont été critiquées par R. Ruyer (Néofinalisme , 1952). Il est possible de faire beaucoup mieux! Les conceptions de R. Thom, de structures formelles, de logoi géométriques sous-jacents à la structure et au développement des êtres vivants, dont ceux-ci seraient la réalisation biochimique, rentreraient dans une vision holiste (cf. bibl.). «Holisme» s’emploie encore comme synonyme de finalisme, non pas seulement pour désigner une variante de la conception kantienne où l’explication mécaniste est considérée comme universellement valide, et la cause finale comme un point de vue, d’ailleurs légitime («jugement réfléchissant»). On range sous l’étiquette «holisme» l’hypothèse du rôle des formes et des fins comme guides de l’évolution, mais quel est le but assigné à cette évolution? Les animaux seraient des expressions imparfaites ou inachevées de l’homme. Pour être l’opinion d’Aristote, cette thèse est à peine croyable. Elle est plus ou moins explicite dans les écrits de certains biologistes et dans le principe anthropique des physiciens.Il existe plusieurs façons d’être holiste: admettre soit (1) une force vitale, soit (2) l’existence de formes, de types d’organisation qui tendent à se réaliser, de potentiels qui commandent l’apparition soit d’une structure instantanée, soit d’une structure qui persiste dans le temps. Il suffit, pour n’être pas mécaniste, de supposer que le vivant, qui n’existe que par ses parties, est tel que ses parties n’existent que par la vie du tout; qu’il y a une action réciproque du tout et de ses éléments. S’ensuit que la vie est irréductible aux forces physico-chimiques.Le holisme peut correspondre à des choix philosophiques différents. Par exemple, Bergson est représentatif de la thèse que les sciences physico-chimiques ne donnent que des moyens d’agir sur la matière et sont forcément réductionnistes; que les phénomènes du vivant échappent au déterminisme, que la vie est créatrice et réalise ses objectifs en extrayant de l’énergie d’éléments matériels extérieurs. Une épistémologie pragmatiste peut conduire à une attitude holiste. Des conceptions platoniciennes et aristotéliciennes, imprégnées de finalisme, où la forme est dotée d’une sorte de pouvoir organisateur, ne peuvent trouver place que dans un cadre holiste.Enfin, il arrive que «holisme» désigne chez les Anglo-Saxons l’antithèse de l’individualisme économique et social («Holism», in P. Edwards dir., The Encyclopedia of Philosophy , 1967).HistoriqueEn simplifiant, suivant les procédés aristotéliciens de libre interprétation des textes, le matérialisme a surgi du premier coup, avec tous ses traits caractéristiques, chez les penseurs grecs d’avant Socrate. Considérant les choses sensibles, ils en cherchent le principe abstrait, et, afin d’expliquer comment ce principe unique engendre la diversité visible, ils postulent des transformations. Pour parvenir d’emblée à ce résultat, il fallait que les autres issues fussent fermées. En effet, l’idée de création et celle de commencement de l’univers étaient étrangères aux anciens Grecs. Ils ne voyaient pas au-delà du successif et du causal et ne pouvaient concevoir qu’une évolution. Les données de leurs cosmogonies mythiques, par l’évocation d’un état de chaos primordial, les sensibilisaient à l’énigme de l’ordre, c’est-à-dire au problème d’expliquer le changement, le passage du désordre à l’ordre. L’un des premiers philosophes de la nature, Thalès, appelle eau la substance ou matière; un autre, Anaximène, l’appelle air, et cette substance est censée pouvoir revêtir toutes les formes visibles, par condensation et raréfaction: ces processus dynamiques correspondent aux transformations chargées de rendre compte de la diversité des apparences de la substance unique.D’autres matéralismes, moins unitaires, remplacent la transformation par la séparation et le mélange, c’est-à-dire par la combinaison, qui éventuellement pourra être opérée par le hasard, donnant lieu à une combinatoire stochastique. Alors il y a non pas un élément primitif, mais une pluralité, voire une infinité. Ainsi Anaxagore suppose un nombre infini de qualités qui se groupent différemment. L’autre système auquel est attaché depuis l’Antiquité le nom de matérialiste est celui des atomistes. L’identité, dont les logiciens de l’école éléate viennent juste de montrer l’importance, sert à passer des êtres aux classes: au lieu des éléments (appelés atomes), considérer les qualités, grandeur, figure, mouvement, solidité. Les compositions de ces propriétés dans les groupements atomiques qui en sont les supports doivent expliquer les individus organisés. Il suffit pour cela de postuler que le mouvement des atomes, quoique non dirigé suivant une fin, les assemble de manière à engendrer un ordre. Le matérialisme démocritéen apparaît d’une part comme une théorie de la matière, d’une autre part comme une théorie de l’organisation. De quoi est faite la réalité, quels en sont les principes? Réponse: des atomes et des vides interatomiques. Comment s’effectue la transition du désordre à l’ordre? Réponse: par auto-organisation des atomes agités de mouvements chaotiques (tourbillons, dynamiques stochastiques).Franchissons d’un coup vingt siècles et transportons-nous à l’époque de l’évolutionnisme à substruction scientifique. Nous trouvons dans les conceptions modernes de la matière et de la force l’équivalent du substantialisme transformiste des anciens Grecs. L’idée de matière dérive de celle de substance. Quant aux principes dynamiques nécessaires à générer les apparences, les savants les appellent des forces. Ces forces, les matérialistes doivent les situer dans la matière, sinon ils laisseraient s’introduire un principe transcendant. Les matérialistes postulent donc que le mouvement, qui consiste dans la force ou dans ses effets, est une propriété intrinsèque de la matière. Haeckel, qui n’est nullement physicien, reformule très clairement le substantialisme transformiste. Il croit pouvoir énoncer un principe de substance, c’est-à-dire de permanence de la matière, qu’il appuie sur les lois de conservation de la masse (Lavoisier, 1789) et de conservation de l’énergie (R. Mayer, 1842). Ces deux énoncés constituent le principe moniste de la substance (il est inhabituel qu’un scientifique tienne un langage de métaphysicien sur la réduction du multiple à l’unité). En fait, la matière, presque dès l’origine, est une notion dualiste, puisqu’elle recouvre les atomes d’une part, le vide ou l’espace d’autre part. Haeckel croit que le remplacement du vide par l’éther continu supprime ce dualisme. «La différence entre les deux éléments principaux de la substance (masse et éther) n’est pas primitive; il faut admettre en outre un contact direct et une réciprocité d’action directe et permanente entre les deux substances» (Les Énigmes de l’univers , p. 254).À la conception moniste et causale, où les phénomènes naturels sont produits par le jeu des forces physico-chimiques immanentes à la matière, s’oppose la conception «dualistique», où l’explication mécanique est tenue pour valable dans le domaine inorganique, mais non-valable pour rendre compte des mouvements et de la morphogenèse des animaux et des végétaux. Le matérialisme moniste explique tout par les causes efficientes. Au contraire, selon les non-matérialistes, des principes différents opèrent selon qu’il s’agit du vivant ou de l’inanimé. Pour le vivant, la doctrine dualistique introduit des causes finales et met à l’origine des organismes soit un plan de développement, soit la décision d’un créateur qui a disposé chacune des espèces selon un plan.Donc, du point de vue matérialiste, n’y ayant pas de caractère finalisé qui distingue le vivant de l’inanimé, un seul type d’explication demeure. À cet égard, le modèle de l’explication matérialiste-réductionniste est représenté par la théorie darwinienne dans la version vulgarisée de Haeckel: n’y sont admises que des causes mécaniques ou efficaces; par le rejet d’un agent créateur, la théorie satisfait la tendance matérialiste à exclure toute transcendance. Ses éléments sont: des contraintes économiques plus ou moins rigides (la rareté relative des ressources) et des données biologiques (variabilité des espèces et existence de mutations, tendance des populations vivantes à s’accroître). De là résulte la concurrence ou lutte pour la survie, élément régulateur du jeu de l’hérédité et de l’adaptation, donnant l’avantage aux plus aptes (sélection naturelle); ensuite, l’hérédité transmet les modifications, et ainsi les êtres «organisés» résultent de facteurs mécaniques, qui produisent les apparences de la finalité. L’ordre de la causalité se renverse: ce que les finalistes prennent pour un but ou pour une tendance vers un but est ramené au statut d’effet. Les formes et les dispositions qui paraissent en vue d’une fin, que nous croyons observer, sont produites par des causes efficientes. Autrement dit, la finalité de fait (ou immanente) recevant une explication causale et déterministe, l’hypothèse d’une finalité réelle devient inutile et est éliminée, on la conserve sous le nom de téléologie. La théorie darwinienne, dans cette version, peut donc être célébrée comme une réduction de la cause finale à la cause efficace. En plus de cet avantage «scientifique», elle accomplit une performance remarquable, en disjoignant l’idée d’évolution de celle de fin, tout en maintenant la croyance au progrès des espèces. «Le principe de la mécanique téléologique», commente Haeckel, «a acquis une valeur de plus en plus grande, et nous a expliqué mécaniquement les dispositions les plus subtiles et les plus cachées des êtres organiques, par l’autoformation fonctionnelle de la structure conforme à une fin» (op. cit. , p. 302). Rien ne distingue le vivant de l’inanimé, contrairement à ce qu’affirmait Kant.L’histoire de la biologie tout entière est traversée par un conflit entre les interprétations finaliste (globale, holiste) et mécaniste des phénomènes de la vie. Aristote argumente contre Empédocle qui réduit les causes finales à des conditions d’existence, et explique la disparition des monstres par l’inadaptation. Au mécanisme de Démocrite il oppose les fins et les formes qui coordonnent les causes motrices et en dirigent l’action. Même après la Renaissance, l’explication finaliste n’est pas absente de la physique (Leibniz, Euler, Maupertuis), quoiqu’on puisse l’ignorer, prétendent certains, sans inconvénient. En biologie, elle se maintient jusqu’au XIXe siècle.Kant mentionne et rejette la possibilité d’expliquer la nature animée par des lois mécaniques. «On peut soutenir hardiment qu’il est absurde d’espérer que quelque nouveau Newton viendra un jour expliquer la production d’un brin d’herbe par des lois naturelles auxquelles aucun dessein n’a présidé, car c’est là une vue qu’il faut absolument refuser aux hommes» (Critique du jugement , paragr. 74). Haeckel cite ce texte et ajoute que ce Newton imaginaire, tenu impossible par Kant, s’est incarné soixante ans plus tard en la personne de Darwin, qui résout le problème prétendument insoluble (Histoire de la création naturelle , cf. bibl.). L’allusion à Newton est malheureuse, puisque la loi de gravité est une corrélation fonctionnelle qui n’explique pas; Kant admet à la fois le déterminisme universel et les causes finales; il soutient que nous ne pouvons pas comprendre le développement physiologique sans supposer l’existence de fins, et que ce principe de finalité, qui sert à la connaissance, est lui-même incompréhensible; il est une sorte de loi de notre représentation. Mais Haeckel affirme gratuitement que la théorie darwinienne accomplit le miracle attribué au Newton de la biologie. Darwin n’explique le brin d’herbe qu’en en supposant un autre antérieur: il faut qu’un matériau préexiste, sur quoi la sélection puisse opérer.Évolution et création sont antithétiques. Les idées évolutionnistes sont étrangères à Descartes, alors que les concepts indispensables aux théories de l’évolution se rencontrent dans Leibniz: continuité, nécessité, infini, progrès vers la perfection qui n’a jamais de terme «à cause de la divisibilité du continu, laquelle est cause qu’il reste toujours dans l’abîme des choses, des faits endormis à éveiller, à susciter, à conduire au plus grand et au mieux».À partir du XIXe siècle, le problème de l’évolution tombe dans le champ de la science, et la philosophie s’y transporte avec lui. Il en naît une équivoque: où s’arrête le savoir précis et démontré, où commencent la spéculation arbitraire et les inductions plus ou moins invérifiables? Les problèmes scientifiques, remarque Renouvier, ne sont résolubles qu’autant qu’ils sont limités et rendus locaux. La généalogie des espèces, l’organisation, la finalité, autant de problèmes globaux. Tel étant l’objet des théories transformistes, puis darwiniennes, néo-darwiniennes, rien d’étonnant qu’elles donnent lieu à des controverses. Le gros des arguments tourne autour de la finalité: ils paraissent inspirés par le besoin des uns et des autres soit d’y croire, soit de n’y pas croire. La tendance est fort répandue à attribuer à des thèses spéculatives l’autorité de la certitude qui s’attache aux propositions scientifiques, dans un domaine où la connaissance de toutes les données nécessaires échappe et où le raisonnement doit suppléer à des preuves souvent impossibles. La disproportion même entre les faits et les lois établies, d’une part, l’ampleur des conclusions métaphysiques (touchant le progrès des formes et le problème de l’origine de la vie), d’autre part, sont un attrait de plus. Les esprits se passionnent donc pour ou contre les théories.On peut se réjouir que science et philosophie se rencontrent. Le plus souvent, elles s’ignorent. Les conjectures touchant l’évolution et la nécessité offrent l’occasion de rencontres, mais erreurs et sophismes se mettent du même coup à prospérer. Certains pensent que ces sujets sont matière à croyance et qu’il n’est pas possible de transmuer une question de métaphysique ou de religion en une question scientifique, décidable par l’expérience ou par le formalisme. C’est ce que laisse entendre Renouvier. Pour lui, la question de l’évolution est une branche d’un dilemme (évolution ou création), «inaccessible à toute investigation d’ordre scientifique». C’est ce qu’expriment quelques-uns de nos contemporains qui disent qu’elle est une affaire de vision du monde. À l’appui de leur scepticisme, ils peuvent évoquer le caractère illusoire des précisions (évaluations du degré d’adaptation, emploi de probabilités, calcul du nombre de générations nécessaires pour fixer une mutation favorable de l’espèce, etc.).Les circonstances actuelles apportent une illustration de ce qui précède. Le débat sur l’évolution des morphologies naturelles a rallumé le débat sur la nécessité ou sur le déterminisme. Initialement, comme on le voit par la lecture de Haeckel, le hasard était proscrit de la philosophie transformiste. «La loi générale de causalité, d’accord avec la loi de substance, nous assure que tout phénomène a sa cause mécanique; en ce sens, il n’y a pas de hasard» (Haeckel, op. cit. , p. 313). L’auteur ajoute que le développement de l’univers, comme processus mécanique, n’a ni but ni fin directrice: en ce sens, tout y est hasard, le mot étant pris au sens d’Aristote et de Cournot, de hasard par manque de fin. Le hasard néo-darwinien est acausal. Avec les mutations brusques, qui se produisent «spontanément», resurgit le matérialisme démocritéen ou épicurien.Un exemple, la théorie de l’évolutionL’enjeu de la théorie de l’évolution est le suivant: les réductionnistes doivent montrer comment toutes les formes de la vie sont dérivables à partir d’une matière vivante qui serait elle-même un phénomène physico-chimique. C’est à ce titre que cette théorie est prise en considération ici.L’idée de l’évolution est ancienne; elle figure déjà chez Anaximandre. Observant que l’homme a besoin d’une longue période d’allaitement, à la différence des autres animaux qui trouvent aussitôt leur nourriture, il en infère que l’homme n’aurait pas survécu s’il avait été à l’origine tel qu’il est maintenant. Les pythagoriciens conçoivent une évolution qui irait du multiple à l’un, Démocrite conçoit l’évolution comme allant du chaos à l’ordre par le moyen du fortuit. À l’époque classique, dans un contexte préformationniste (Leibniz, C. Bonnet), «évolution» signifie déroulement d’un principe intérieur, mise au jour de potentialités immanentes. Le développement de l’embryon est dirigé par une forme, l’hérédité qui le maintient dans des limites fixes. La forme se reproduit; l’embryon d’une espèce ne ressemble qu’à un embryon de la même espèce, etc. (Aristote: «L’homme engendre l’homme et la plante la plante»). Nous pouvons appeler holiste cette conception. Par la suite, «évolution» s’emploie à propos de changements quelconques. Une évolution n’est pas forcément dirigée, elle résulte d’interactions et de causes physico-chimiques. La théorie qui manquait et qui explique les facteurs de l’évolution des êtres vivants, comprise en ce sens, a été créée en deux étapes, la première, le transformisme, due pour l’essentiel à Lamarck. Théorie de l’évolution devient synonyme de transformisme, puis le transformisme est repensé par Darwin. Il n’y a pas une mais plusieurs théories de l’évolution. Le néo-darwinisme (attribué à Weismann) et des variantes plus récentes diffèrent des hypothèses de Darwin. La théorie de l’évolution prend son origine dans les intuitions de Goethe et de Geoffroy Saint-Hilaire sur l’unité de plan des organismes; d’une espèce à l’autre, l’organe peut changer de fonctions sans changer de connexions. Newton a déjà remarqué «l’incontestable uniformité qui règne dans les corps des animaux». C. Bonnet a l’intuition de la variation des espèces et d’une comparaison possible entre développement individuel et histoire de l’espèce. Kant joue avec l’idée que l’unité de structure impliquerait la parenté des êtres, une dérivation de toutes les espèces à partir d’une souche commune, mais il ne l’exploite pas: «Cette analogie de formes, qui, malgré leur diversité, paraissent avoir été produites conformément à un type commun, fortifie l’hypothèse que ces formes ont une affinité réelle et qu’elles sortent d’une mère commune, en nous montrant chaque espèce se rapprochant graduellement d’une autre espèce, depuis celle où le principe de la finalité semble le mieux établi, l’homme, jusqu’au polype, et depuis le polype jusqu’aux mousses et aux algues [...]. Il est permis à l’archéologie de la nature de [...] chercher le principe de la grande famille des créatures...» (op. cit. , paragr. 79). Geoffroy Saint-Hilaire découvre que les formes de tous les organes se trouvent dans tous les embryons et esquisse la loi biogénétique plus tard dégagée par Haeckel.L’une des idées sous-jacentes aux théories évolutionnistes est celle de continuité entre les animaux d’une espèce et entre les espèces elles-mêmes. L’autre idée est que l’évolution est mécaniste et non dirigée. Là-dessus le transformisme a pour antithèse le holisme. Suivant les vues holistes, le développement de la vie s’effectue suivant un ordre qui ne résulte pas ex post de l’adaptation ou de la sélection, mais qui est antérieur (cf. Aristote, De Partibus Animalium , 640 a: «L’essence de l’homme explique son organisation»). L’acte précède la puissance ou l’essence précède l’existence. Il y a d’abord des types d’organisation et de développement des parties conforme aux nécessités d’ensemble.La théorie darwinienne, que les chercheurs qualifient parfois de compositionnelle et de synthétique (Dobzhansky-Boesiger, cf. bibl.), n’est pas holiste. Elle admet deux principes, celui du hasard, qui gouverne les variations ou les mutations, et celui de la nécessité (du déterminisme), qui ajuste les mutations en triant les formes viables. La sélection introduit un ordre évolutif dans le désordre des mutations; celles-ci créent les individus préadaptés que la sélection conservera si des changements interviennent dans le milieu. Un anti-hasard complète le hasard des variations. «Le hasard cause le désordre, la sélection cause l’ordre» (E. Mayr).Au hasard le rôle de créer la nouveauté; la sélection conserve le produit du hasard s’il est viable et le supprime sinon. L’objection, que la sélection élimine et ne crée pas, est-elle pertinente? La création de systèmes régulateurs sans intervention de l’organisme est difficilement croyable. P.-P. Grassé cite la coagulation du sang. Ce dispositif complexe, qui ne fonctionne que si toutes ses parties sont présentes, ne peut pas avoir été monté pièce à pièce par une série de hasards heureux, et la sélection ne peut pas travailler sur un matériau avant qu’il existe. Des mutations qui se produisent au hasard, donc incohérentes, ne sauraient produire des structures concordantes (cas de la larve du fourmillion). «Les hasards toujours heureux n’ont eu d’effet qu’en se produisant selon un certain ordre, car se manifestant dans le désordre, c’est-à-dire à contre-temps, ils auraient été inopérants» (P.-P. Grassé, op. cit. in bibl., p. 274).Les antidarwiniens font observer que la plupart des mutations sont létales; que pour chaque organe il faudrait des milliers de hasards coordonnés, et synchronisés avec les besoins de la construction (des mutations qui viennent trop tôt ou trop tard sont inutiles). Le hasard assumerait le rôle d’une providence ou d’une finalité omnisciente.En ce qui concerne la sélection, du point de vue factuel il est possible d’y opposer les cas d’adaptations fautives, de développements d’organes nuisibles à la survie, qui s’effectuent au détriment de l’espèce et en amènent l’extinction (hypermorphies, hypertélies). Une adaptation très poussée, en rendant l’animal dépendant de son milieu, le laisse impropre à s’adapter au changement de milieu; incapable d’évoluer, sa survie est compromise. Le paradoxe est que la sélection, qui passe pour améliorer l’adaptation, peut aller contre le bien de l’espèce. Il y a aussi une circularité dans la sélection: comment un organe incomplet peut-il présenter une valeur de survie pour des individus? Il faut pourtant que les individus porteurs d’un tel organe soient conservés si leurs gènes doivent se transmettre de manière que la construction soit achevée. On évite difficilement l’hypothèse que la sélection est finalisée.La théorie darwinienne s’explique par le hasard et par la sélection naturelle. Certains voient dans la seconde un anti-hasard; d’autres disent qu’il n’y a nulle part de direction. Le hasard n’est pas dirigé, cela va de soi; la sélection ne l’est pas non plus. Elle est sans intention, donc aléatoire elle aussi. Elle produit un certain état d’équilibre entre les organismes et leur milieu. C’est ce qu’il faut inférer si l’on tient compte des cas où la sélection produit des effets néfastes aux intérêts de l’espèce. Eu égard à ces effets néfastes, il n’est pas correct d’affirmer que la sélection réalise un état de choses utile. S’abstenir de l’affirmer évite de finaliser la sélection. Ainsi disparaissent les dernières traces de la finalité, déjà réduite à l’état d’apparence ou de faux-semblant. Là contre, P.-P. Grassé rappelle qu’une évolution non orientée serait la négation de l’évolution. Les contemporains ont un goût incompréhensible pour les théories qui dotent le chaos de pouvoirs exorbitants. D’une façon générale, attendu que la finalité éclate partout dans le domaine du vivant, il est légitime de s’étonner que son admission ne bénéficie pas d’un «préjugé favorable», comme étant l’idée la plus naturelle. R. Ruyer le remarque (Néofinalisme , p. 177), D’après ce philosophe, il serait raisonnable d’essayer de comprendre les faits de finalité plutôt que vouloir à tout prix les réduire ou les contourner sous le prétexte qu’ils ne se plient pas dans le paradigme des lois causales. Darwinisme et néo-darwinisme tirent leur attrait d’éliminer le finalisme en sauvant les apparences de la finalité (sous le nom de téléonomie), et d’embrasser, dans un monisme matérialiste, déterminisme (la sélection) et hasard acausal (la variation ou la mutation spontanées). Il est vrai que certains pensent que les mutations ne sont pas complètement aléatoires. Elles sont harmonisées et coordonnées, ce qui rend leur probabilité infiniment faible, voire nulle, donc réfute l’hypothèse du hasard. À vue de nez, il est implausible que le hasard des mutations explique l’évolution du cerveau humain, ait engendré les yeux, les oreilles, les articulations des os, l’ajustement des tendons sur les muscles: «L’organisme a varié en bloc, il a donc fallu que des mutations en nombre gigantesque se produisent en même temps, soient adéquates à la fonction de l’organe et se coordonnent, ce qui dans la nature actuelle ne se voit jamais [...]. L’idée que l’homme résulte des innombrables erreurs de copie de l’ADN lors de la duplication moléculaire [...] m’apparaît à la réflexion comme saugrenue, ce qui n’est pas grave, mais contraire à la réalité, ce qui la condamne» (P.-P. Grassé).Du point de vue méthodologique, on objecte aux entéléchies et aux forces vitales d’être des créations a priori issues d’actes de foi intellectuels touchant la nature des organismes. On devrait en dire autant de la théorie darwinienne. L. Agassiz y voyait déjà une conjecture audacieuse, une hypothèse, une conception de l’esprit qui ne procède pas de faits par induction: «Une doctrine qui, de la conception, descend aux faits et cherche des faits pour soutenir une idée» (cité par Renouvier, Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques , p. 203, in bibl.).Les arguments que les non-convaincus opposent au néo-darwinisme, et qui restent sans réponse, n’entraînent pas son abandon. Cela tient d’abord à un facteur d’inertie: il n’existe pas de théorie de remplacement. Ensuite, la théorie résiste: elle passe pour conforme à une épistémologie qui privilégie les hypothèses expérimentalement vérifiables. (Comme faits expérimentaux, on dispose des résultats obtenus par les éleveurs. Les hypothèses darwiniennes ou néo-darwiniennes manquent de faits et sont même, aux dires des adversaires, fantaisistes et controuvées; enfin, la théorie n’a guère de valeur prédictive.) La théorie est en harmonie avec l’esprit réductionniste et analytique des méthodes qui ont réussi dans les sciences de l’inanimé. Des savants qui passent pour vitalistes (Claude Bernard, H. Driesch, Reinke, Bergson...) ont prêché la nécessité de pousser le plus loin possible la description physico-chimique de la vie, en ajoutant que cette description rencontrera fatalement d’infranchissables limites. Selon eux, les méthodes réductionnistes représentent notre unique espoir d’en apprendre davantage sur la nature des choses, de découvrir de nouveaux problèmes, peut-être de nouvelles solutions. Elles seraient conformes aux canons de l’explication idéale, qui prescrivent de ramener l’inconnu au connu. «Maintenant, je reconnais que la science positive peut et doit procéder comme si l’organisation était un travail du même genre. À cette condition seulement elle aura prise sur les corps organisés. Son objet n’est pas de nous révéler le fond des choses, mais de nous fournir le meilleur moyen d’agir sur elles. La physique et la chimie sont des sciences déjà avancées, et la matière vivante ne se prête à notre action que dans la mesure où nous pouvons la traiter par les procédés de notre physique et notre chimie. L’organisation ne sera donc étudiable scientifiquement que si le corps organisé a été assimilé d’abord à une machine. Les cellules sont les pièces de la machine, l’organisme en sera l’assemblage. Et les travaux élémentaires qui ont organisé les parties seront censés être les éléments réels du travail qui a organisé le tout. Voilà le point de vue de la science» (Évolution créatrice , chap. I). Cette attitude repose sur une constatation correcte, que toute réalité, si on en commence l’analyse, se révèle inépuisable, renferme de l’infini. Comme le disent certains, «on n’échappe pas au continu»!Une conséquence est que les opposants aux hypothèses mécanistes et physico-chimistes sont par rapport à elles dans une situation analogue à celle des indéterministes par rapport aux déterministes. Leur raison la plus forte est que la théorie physico-chimique de la vie et de l’évolution n’épuise pas l’objet complètement, mais par principe ce genre de raison échappe à la preuve. Il n’y a jamais de preuve «contre...» – sauf en inférence statistique. La science comptabilise les réussites et ne fait pas état des insuccès. Appliquant la sélection naturelle, elle exclut les faits négatifs...L’objection «métaphysique» qui vient à l’esprit est la suivante. Les théories réductionnistes de l’évolution, que E. Guyénot salue comme «une des plus prestigieuses constructions du cerveau humain», ont la particularité troublante de tendre à la conclusion que l’ordre de la nature est tout entier fortuit, donc dépourvu de sens. Il y a quelque contradiction à affirmer qu’un ordre est une absence d’ordre et que le sens de cet «ordre» consiste à n’en avoir aucun.
Encyclopédie Universelle. 2012.